Le 20 septembre 1870, les bersaglieri guidés par le général Raffaele Cadorna ouvrent une brèche dans les murs auréliens à la hauteur de Porta Pia¹ et conquièrent la ville pontificale après une bataille de quelques heures. Rome devient, de facto, la capitale du tout jeune Royaume d’Italie.

L’année suivante, le gouvernement présidé par Bettino Ricasoli quitte Florence, érigée en capitale entre 1865 et 1871² pour s’installer sur les bancs romains du Palazzo Chigi.

• Rome entre l’ancien et le moderne

L’ambition de sortir Rome de sa torpeur provinciale pour en faire une attrayante capitale européenne telle que Paris ou Londres se manifeste rapidement³. L’entreprise s’annonce ardue vu que la ville n’a pas connu de travaux de modernisation depuis bien longtemps et que le gouvernement, malgré son « impiété », n’a pas osé exproprier les musées du Vatican.

De plus, le gouvernement se trouve paradoxalement être installé dans une ville d’une richesse architecturale et artistique inégalable mais dépourvue d’un musée national tel que le Louvre ou le Prado, les musées du Capitole étant de compétence municipale. D’autres riches collections existent mais toutes appartiennent à des familles de la haute aristocratie romaine telles que les Torlonia, Borghese ou Doria Pamphilj.

Plus généralement, ce contexte politique inédit engendre une réflexion approfondie sur l’évolution culturelle et muséale de la capitale et sur l’urgence d’attribuer l’immense patrimoine artistique et archéologique disséminé sur le territoire national aux nouvelles institutions administratives pour qu’il soit inventorié et sauvegardé.

Le débat prend des tons très vifs après la mort prématurée du roi Victor-Emmanuel II, le 7 janvier 1878. Dans un pays dont l’unification est très récente et loin d’être unanimement acceptée⁴, la proposition des gouvernements de Agostino Depretis et de l’ancien combattant mazzinien Benedetto Cairoli, de construire un monument grandiose en l’honneur du premier « guide de la nation italienne » résonne comme la provocation suprême.

Dès le début, le projet de ce qui allait être le futur Vittoriano⁵ se présente comme le premier acte politique fort de nation building depuis la brèche de Porta Pia. Le choix du lieu, du style et des acteurs impliqués dans sa construction mobilise les gouvernements successifs aussi bien que les pouvoirs locaux, inquiets de la possible piémontisation de la péninsule⁶, et les élites culturelles post-risorgimentales partagées entre la conservation de la Ville éternelle, telle quelle, et l’ouverture à de nouvelles structures et styles.

Le Vittoriano

• Le premier projet (1878-1880)

Le débat international sur les grands édifices commémoratifs est bien connu et suivi en Italie. Les critiques d’art comme les diplomates et journalistes ont coutume de visiter les monuments construits à l’étranger, comme en France, en Angleterre et, surtout, en Allemagne : arcs de triomphe, exèdres,  colonnes de style Trajan, temples périptères doriques comme celui du Walhalla ou Ruhmeshalle en Bavière. Mais Rome reste un cas très particulier car aucune autre capitale européenne ne peut se glorifier de deux mille cinq cents ans d’histoire et d’une telle stratification et richesse architecturale. La question récurrente est donc : vaut-il mieux réutiliser l’existant et lui attribuer de nouvelles fonctions, comme ce fut souvent le cas⁷, ou bien exploiter les espaces qui, bien que placés à l’intérieur de l’enceinte aurélienne, peuvent être considérés comme périphériques et accueillir des édifices nouveaux ? Et quelle place accorder à l’initiative privée ?

Après de nombreuses hésitations, une Commission d’architectes-ingénieurs instituée en septembre 1878, pure émanation de l’exécutif, tranche pour un emplacement central car le monument devait adresser un message politique extrêmement clair aux Italiens : après la Rome des empereurs et des papes, allait naître une Troisième Rome, celle de l’Italie unifiée, voulue par Mazzini, Garibaldi et tous les vrais patriotes⁸. Pour ce faire, et dans le respect de la plus authentique des traditions romaines, le monument devait prendre la forme d’un arc de triomphe à bâtir entre les thermes de Dioclétien et la place de la gare Termini, de façon à évoquer la jonction idéale de l’ancien et du moderne. Pour souligner davantage la volonté de propulser Rome au rang de capitale européenne, la compétition est ouverte aux architectes du monde entier. La date de dépôt des projets est fixée au printemps 1882. Par une clause très importante, l’État italien se réserve tous les droits sur les plans présentés et, surtout, le droit de ne pas donner suite au projet gagnant quelle qu’en soit la raison invoquée.

À la Commission nationale s’oppose d’emblée la municipalité de Rome: elle conteste au gouvernement l’exclusivité d’un projet si important pour la nation et pour la modernisation de la capitale.  Forte de sa propre commission archéologique, elle préconise une solution double : d’une part, un lieu sobre pour la sépulture du corps du roi à construire près de la Piazza Termini complètement réaménagée  pour le confort des citoyens et nombreux voyageurs; d’autre part, près du Capitole, la réalisation d’un  monument majestueux, à bâtir en hauteur s’inspirant du temple-sanctuaire de La Fortuna Palestrina. La municipalité désapprouve, en revanche, le choix de l’arc de triomphe, trop assimilé aux conquêtes militaires d’un empereur alors que Victor-Emmanuel II avait été un roi libérateur.

En outre, la Commission archéologique communale, présidée par l’archéologue et topographe Rodolfo Lanciani, s’empresse de préciser qu’elle met les centaines de colonnes, chapiteaux et autres vestiges antiques entreposés dans les magasins, à disposition de la future fabrique.

Quelques mois plus tard, les remontrances  d’un Comité d’artistes-architectes romains assez connus dans le milieu de la capitale s’ajoutent aux recommandations de Rodolfo Lanciani. Celui-ci réclame le droit de décider, de façon totalement indépendante,  du lieu et de la forme les plus adéquats au projet, avant tout, artistique. Par ailleurs, le Comité, ému par le fait que des étrangers puissent emporter le concours, demande à ce que ce dernier soit réservé aux Italiens, seuls capables d’interpréter l’esprit du Risorgimento.

Ces différentes initiatives mettent en lumière les tensions entre le pouvoir national et les prérogatives du local qui se sont faites discrètes pendant le processus d’unification. L’événement est cependant trop important pour ne pas en faire un moment solennel de cohésion nationale⁹. Faisant un pas envers la municipalité capitoline, le gouvernement abandonne la spécification de l’arc de triomphe et choisit d’ouvrir le concours à toute autre forme de monument.

Le  17 janvier 1878, l’exécutif et le nouveau roi, Humbert I, président la cérémonie d’inhumation. Finalement, le lieu retenu est le Panthéon, « maison des dieux et des grands hommes ». La cérémonie est organisée dans les moindres détails et la signification profonde en est résumée par une banderole mentionnant « Vittorio Emanuele II, Re della Patria » accrochée juste sous l’inscription de la frise extérieure du Panthéon qui rend hommage au gendre de l’empereur Auguste, le général Marcus Vipsanius Agrippa (63-12 av. J.-C.), administrateur des grands travaux de la capitale de l’Empire romain et constructeur du Panthéon.  Le but est atteint car toute la population peut enfin constater – et contempler – le lien que la nouvelle capitale entretient avec la Rome impériale.

Comme établi, le 1^er avril 1882, la Commission gouvernementale, qui, entre-temps avait intégré dans sa composition des artistes-architectes de grande renommée tels que Camillo Boito et Domenico Morelli, rend publique le résultat du concours.

Le troisième prix est décerné au projet de Stefano Galletti, considéré comme l’un des plus prometteurs architectes émiliens. Dans son projet, la construction doit avoir lieu sur la place Venezia, opportunément réaménagée. L’ élément principal est une colonne à base quadrangulaire, évoquant la forme des colonnes du triomphe (coclide) de l’époque impériale. Un escalier amène aux héros et généraux du Risorgimento (La Marmora, Garibaldi, Nino Bixio…) et culmine avec la statue équestre du roi. La place est clôturée par deux tours en brique qui évoquent plutôt les maisons-tours défensives du Moyen Âge.

Le deuxième prix est décerné au duo Pio Piacentini-Ettore Ferrari, respectivement architecte et sculpteur. Les deux artistes sont déjà très connus à Rome : le premier avait remporté le concours pour la construction du Palais des Expositions, le long de la Via Nazionale; le deuxième, celui de la statue de Giordano Bruno au Campo de’ Fiori.

Enfin, le premier prix est décerné à l’architecte français Henri-Paul Nénot, arrivé dans la capitale en 1878 grâce à une bourse d’étude de la prestigieuse Académie de France à Rome. Son projet aurait dû voir le jour sur la Piazza Termini et prévoyait deux séries de colonnades curvilignes censées suivre le plan des ruines romaines sous-jacentes. La forme finale aurait dû être une exèdre semi-circulaire unie au centre par un arc de triomphe à trois voûtes (fornici). En s’inspirant d’un style en vogue à l’époque, une colonne monumentale avec la statue du roi débout et le bras levé aurait été érigée au centre de la place.

Malgré la proclamation officielle, le projet de Nénot ne vit jamais le jour. Les événements de politique internationale décidèrent rapidement de son sort en raison des bouleversements des relations, déjà très tendues, entre la France et l’Italie.

• Le deuxième projet (1882-1908)

Au printemps 1882,  la politique étrangère du royaume connaît un tournant radical et inattendu alors que le 3^e gouvernement Depretis est installé,  La question des territoires irrédentistes¹⁰.

La question allait être reléguée à l’arrière-plan par un événement majeur : l’invasion française de la Tunisie, pays qui comptait une présence italienne très importante depuis le début du XIX^e siècle. En réaction, le gouvernement Depretis signe un accord militaire avec son ennemi de toujours, l’Autriche, le 20 mai 1882, soit quelques semaines après la proclamation du gagnant du concours. C’était la naissance de la Triple Alliance (ou Triplice), alliance dont allait faire partie également l’Allemagne dans le but de faire obstacle aux projets coloniaux de la France et de l’Angleterre.

Au souhait de rompre l’isolement international et à la perspective de l’expansion en Afrique est donc sacrifié l’esprit même du Risorgimento, au moins temporairement. La conséquence immédiate est l’attentat de l’irrédentiste Guglielmo  Oberdan contre l’empereur d’Autriche, François-Joseph I^er, en visite à Trieste.

Sur le plan international, le gouvernement italien passe à l’acte et s’empare officiellement d’Assab, ville portuaire d’Érythrée située sur la rive occidentale de la Mer Rouge¹¹.

Dans ce nouveau contexte politique, A. Depretis voit dans le Vittoriano le symbole d’un pays destiné à un avenir colonial radieux à l’instar des autres nations européennes. Le projet de Nénot définitivement abandonné¹², un second  concours international est aussitôt ouvert en décembre 1882. Les concurrents, qui disposent d’un délai d’un an, doivent respecter de nouveaux critères :

• construire le monument au centre de la capitale, en haut du Capitole, de façon à rendre explicite le lien entre la topographie et l’histoire : après la Rome des empereurs, le Capitole doit accueillir la Rome des Savoie;
• caractériser le monument par un langage artistique unitaire, à la fois représentatif  du génie national italien et “exportable” (à savoir adaptable aux nouveaux contextes exotiques, par exemple la Place des Palmistes à la Cayenne);
• dresser la statue équestre en bronze de Victor-Emmanuel II accessible par un escalier monumental ; les héros et les événements ayant profondément marqué le Risorgimento y seraient également représentés.

Si ce nouveau concours exprime la vision politique de Depretis, il reflète les idées de Camillo Boito, écrivain, directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Brera et professeur à la Polytechnique de Milan sur le plan architectural et artistique. Ce dernier était fortement impliqué dans le projet depuis  l’année 1880. Dans ses différents écrits, Boito défend l’idée selon laquelle, depuis Vitruve , en passant par le chef de chantier médiéval, la cohérence et l’unité des différentes parties d’un monument ne pouvaient être assurées que par la figure de l’architecte, technicien et humaniste à la fois, comme l’avait connue l’Italie à l’époque de la Renaissance. D’après l’intellectuel italien, « l’architecture des ingénieurs », fruit de la parcellisation du travail ne donne que des œuvres médiocres et disparates telles que la Gare Centrale ou la galerie Victor Emmanuel II à Milan (et, sans doute, aussi, la Tour Eiffel).  A fortiori, si le Vittoriano doit représenter le futur colonial de la Péninsule, il est  indispensable qu’un langage unitaire et national soit trouvé.

En réalité, Boito ne fait que réactualiser un débat qui avait agité l’Europe romantique, celui du style officiel et proprement national. Hyppolite Taine, considéré comme l’un des pères de la pensée positiviste et du nationalisme culturel, en avait tracé les grandes lignes dans sa Philosophie de l’art, et souvent résumé par la devise « un style, une nation ».

D’après Boito, le nouveau style ne peut donc pas être le fruit du présent mais forcément de la tradition :

“Les autres nations s’acheminent vers la récupération d’un style : les Allemands reviennent à leurs arcs-brisés, les Anglais à leur style Tudor, les Russes revisitent le byzantin, les Français sont encore indécis entre leur gothique et leur Renaissance. […] La nouvelle Amérique, grande, puissante, richissime n’a pas un style national parce que, justement, elle est jeune et n’aura de style que grâce aux siècles à venir”¹³.

Toujours est-il que les nouvelles spécifications du concours soulèvent les vives protestations de l’archéologue R. Lanciani et de ce qui fut qualifié à l’époque le « parti des archéologues ». Avec le soutien du maire de Rome, l’influent Leopoldo Torlonia, l’archéologue alerte sur les dégâts irréversibles que le choix du Capitole entraînerait : destruction de vestiges archéologiques allant du I^er s. av. J.-C. au I^er s. ap. J.-C., situés entre la basilique Santa Maria Aracoeli, la Roche Tarpéienne et le Campo Marzio avec une défiguration considérable de la colline du Capitole.

Le poids politique de la Commission gouvernementale eut raison des protestations de Lanciani et les finalistes sont reçus en décembre 1884. Le gagnant est un jeune architecte italien, originaire des Marches, Giuseppe Sacconi. Relativement peu connu, il a cependant le grand mérite de présenter un profil d’architecte néo-humaniste, prêt à se charger de tous les aspects techniques comme artistiques du chantier. Il en était à la fois l’architecte et le directeur artistique. À l’instar de C. Boito, qui avait été son professeur, Sacconi était également persuadé que le Vittoriano devait trouver son propre style. Finalement, le style serait néo-renaissance avec un écho hellénistique (autel de Zeus à Pergame) puisque, en Italie, il  était impossible d’ignorer le raffinement de la Renaissance, surtout de l’héritage de Bramante. Par ailleurs, l’architecte et son mentor appréciaient particulièrement que la Renaissance, comme le Risorgimento, évoquent la résurrection des esprits¹⁴.

Par ailleurs, dans l’esprit de Sacconi, le Vittoriano devait jouer le rôle de creuset artistique didactique mais également linguistique :  les peintres, sculpteurs et artisans d’art engagés provenaient des différentes régions du Royaume et chacun s’exprimait en dialecte. Sur le plan symbolique, le chantier du Vittoriano, et donc Rome, allait être également un lieu de rencontre et d’assimilation de la langue nationale.

Mais Sacconi, qui a fait du chantier son habitation et atelier, meurt prématurément le 26 septembre 1905 laissant l’œuvre dans un état bien peu avancé. L’énormité de la tâche et le manque des capitaux nécessaires à la bonne marche du chantier expliquaient le retard considérable qu’avaient pris les travaux. Ce sont à nouveau les événements de la politique internationale qui vont changer la donne et par conséquent accélérer les travaux pour parvenir à son achèvement.

• La réalisation du projet (1905-1911)

Le soir du 29 juillet 1900, l’anarchiste Gaetano Bresci (1869-1901) assassine de trois coups de revolver le roi Humbert I^er. S’agissant de la troisième tentative d’assassinat contre le roi, Victor Emmanuel III de Savoie, fils du défunt, se persuade qu’un complot anarchiste international menace l’intégrité du  royaume. Dès son couronnement,  le nouveau monarque reprend le dossier du Vittoriano, conscient que sa réalisation ne peut que légitimer le rôle des Savoie dans sa consolidation politique et morale de la nation. Le roi jouissait du soutien total du nouveau Premier ministre, Giovanni Giolitti (1842-1928), étoile naissante de la politique italienne.

La mort de Sacconi, en juillet 1905, libère le nouveau gouvernement et le roi de toute obligation de poursuite du projet tel qu’il avait été conçu jusque-là.

Cependant,  l’idée du monument en tant que symbole de l’ère coloniale qui s’ouvrait au royaume devait être conservée, dans le sillon des choix gouvernementaux précédents. Le débarquement à Assab n’était que le début de l’expansion en Érythrée, expansion qui nécessitait désormais d’infrastructures importantes afin d’attirer de nouveaux capitaux. Le gouvernement avance ainsi une somme colossale pour construire, en seulement neuf mois, la Ferrovia Eritrea (chemin de fer d’Érythrée). Le Vittoriano devait aussi être achevé dès que possible. Pour ce faire, Camillo Boito est éloigné de la commission royale et les travaux confiés, par décret, à trois architectes italiens expérimentés : Manfredo Manfredi, Pio Piacentini et Gaetano Koch.

Ceux-ci proposent un cahier des charges avec dates et coûts très précis. Ils militent également pour une méthode de travail totalement à l’opposé de ce que Sacconi avait défendue, à savoir la parcellisation des tâches sur la base de la spécialisation propre au monde de l’industrie.

Par ailleurs, les sculpteurs-peintres, qui allait avoir en charge la réalisation des six ensembles allégoriques censés embellir la colonnade, furent sélectionnés par concours régional. Or, leur formation et expériences stylistiques étaient très différentes les unes des autres. Le milanais  Lodovico Pogliaghi (1857-1950), auteur de l’ensemble de La Concordia, était un fidèle disciple du style Renaissance tandis que  le piémontais Augusto Rivalta, en charge de La Force, pratiquait un néo-classicisme contaminé d’impressionnisme. De même, le calabrais Francesco Jerace (1853-1937), pour composer le bloc de L’Action, allait s’essayer au réalisme de Vincenzo Gemito (1852-1929) alors que  le palermitain, Ettore Ximenes (1855-1926), auteur du Droit, se tourne vers le symbolisme. Enfin, les sculpteurs piémontais Giulio Monteverde (1837-1917) et Leonardo Bistolfi (1859-1933), auteurs respectivement de La Pensée et du Sacrifice, pratiquent un symbolisme nuancé de Liberty (déclinaison italienne de l’Art nouveau français).

En outre, selon la pratique en vogue à l’époque, les six sculpteurs-peintres étaient censés superviser les travaux du complexe allégorique qui leur était confié mais, en réalité, ils sous-traitaient l’exécution à des ateliers extérieurs.

La conséquence directe – et très visible – de cette autonomie totale de travail fut la rupture de la cohérence artistique que Sacconi avait respectée jusqu’à sa mort. Le Vittoriano, de monument classique et néo-Renaissance, s’était transformé en vitrine de l’art italien de son époque.

Un des premiers à s’en apercevoir fut le critique d’art, Ugo Ojetti (1871-1946) qui s’en désolait ainsi :

“[…] La contradiction artistique, à laquelle s’ajoutent d’autres absurdités propres à la gestion de notre art moderne, étouffe toute tentative de bien faire et facilite, en revanche, le travail mal fait et la négligence. Cette contradiction est ancienne. Elle oppose le style de l’ensemble de l’œuvre, censée être classique, à celui de la sculpture, d’inspiration réaliste, qui ne se limitera pas à des simples ornements mais va devenir le centre, le cœur même du monument. N’importe quelle sculpture moderne, ou même ancienne mais de mauvais goût et dans ce style réaliste (très cher à la Commission car perçu comme hyper moderne) sera bien visible là-haut, sous le portique, en discordance totale avec les stylobates, pronaos et vastes terrasses.  Or, cela engendrera une cacophonie féroce, insolente, monstrueuse.”¹⁵.

Le projet de Sacconi se voulait une résurgence du style Renaissance, mais la réalisation finale consacre finalement la naissance d’un nouveau style par la suite appelé « l’éclectisme »¹⁶.

Ce n’est sans doute pas un hasard si Joseph Pennell (1857-1926), illustrateur et graveur provenant de cette nouvelle Amérique qui n’a pas de style propre mais qui commence à bâtir des gratte-ciels, est l’un des plus enthousiastes admirateurs du Vittoriano qu’il immortalise, en train de sortir de terre, dans ses gravures de 1911¹⁷.

Le monument est inauguré le 4 juin 1911, à l’occasion du 50^e anniversaire de l’Unité du Royaume et de l’ouverture de l’Exposition universelle. Avec le temps, le monument connaît des ajouts significatifs. En 1921, l’autel de la déesse Rome (ara dea Roma) est choisi pour accueillir les dépouilles du Soldat inconnu. En 1935, Mussolini décide que le Vittoriano doit également abriter le Musée central du Risorgimento, complément du Musée national du Risorgimento, sis à Turin, la première capitale, et dont l’acte de fondation datait de 1878¹⁸.

Pour aller plus loin :

• Vittorio Vidotto (dir.),  Roma capitale, 2001
• Catherine Brice, Histoire de Rome et des Romains  de Napoléon I^er à nos jours, 2019
• Catherine Brice, Le Vittoriano : monumentalité publique et politique à Rome, 1998, disponible en ligne sur Persée
• Marcello Venturoli, Patria di marmo : 1870-1911, 1957
• Paolo Coen, Il recupero del Rinascimento : arte, politica e mercato nei primi decenni di Roma capitale : 1870-1911, 2020
• “La genesi del Vittoriano : i due concorsi” dans Vive: Vittoriano e Palazzo Veneziano  [consulté le 25/10/2024]
• Associazione Culturale Info.roma.it [consulté le 25/10/2024]

 

L’image en tête du billet est une peinture d’Ippolito Caffi, peintre vénète qui se rattache à l’école du vedutisme. Patriote, très engagé dans la cause du Risorgimento, il meurt pendant la bataille de Lisse, en 1866¹⁹.

1. Hubert Heyriès, La breccia di Porta Pia  : 20 settembre 1870 [↩]
2. Entre 1861-1865, Turin fut la première capitale de la péninsule. Le choix de Florence est la conséquence d’un compromis que le gouvernement italien avait passé avec Napoléon III : Florence comme capitale du royaume d’Italie en échange du retrait des troupes françaises stationnées à Rome dans un délai de deux ans. Cf.  Il Risorgimento, a cura di Alberto Mario Banti e Paul Ginsborg,  Annali. Storia d’Italia, 22, 2007 [↩]
3. Bien que cœur battant du monde catholique et destination touristique internationale, Rome ne comptait que 200.000 habitants à l’époque et son économie était fondée essentiellement sur l’agriculture, l’artisanat et l’hôtellerie. Cf. C. Brice, Histoire de Rome et des Romains  de Napoléon I^er à nos jours, 2019. Pour un aperçu historique de l’hôtellerie, nous renvoyons à l’essai de Maria Girelli Bocci, L’industria dell’ospitalità a Roma, secoli XIX-XX, Padova, CEDAM, 2006 [↩]
4. Si Rome était libérée, la « question romaine », elle, était loin d’être résolue. Le pape Pie IX ainsi que l’ancien souverain des Deux Siciles, François II de Bourbon, et l’aristocratie qui lui était restée fidèle n’avaient pas reconnu le jeune royaume d’Italie. Ils espéraient d’ailleurs qu’une coalition étrangère déclare la guerre au jeune État pour restaurer le statu quo ante. La « question romaine » n’est définitivement réglée qu’en 1929, lorsque le chef du gouvernement, Benito Mussolini, et le pape Pie XII signent les Accords du Latran. Cf. Sergio Romano, La foi et le pouvoir : le Vatican et l’Italie, de Pie IX à Benoît XVI : essai, 2007 [↩]
5. Le terme Vittoriano avait le mérite d’évoquer le nom propre « Victor » et le nom commun « victoire » [↩]
6. Cf. Note 14  de l’article La Rome antique et le Risorgimento.  [↩]
7. Pour des raisons économiques et d’urgence, la première solution fut souvent adoptée par la Commission d’architecte-ingénieurs chargée des agrandissements et des embellissements de la capitale, instituée dès septembre 1870. Ainsi, San Silvestro in Capite hébergea le Ministère de l’Intérieur ; le Palais Valentini, le Ministère des Affaires étrangères ; le couvent dominicain de Santa Maria sopra Minerva, le Ministère de l’Économie et des Finances (ensuite, celui de l’Enseignement) ; dans le Collegio Romano, anciennement siège des Jésuites, la future Bibliothèque nationale de Rome… [↩]
8. Cf. Notes 5 et 8 de l’article Antiquités, archéologie et récit des origines dans la construction nationale italienne XVIII-XIXe siècles [↩]
9. Le choix d’inhumer le roi, un piémontais, à Rome créa des frictions avec Turin qui s’attendait à voir la dépouille regagner la basilique de la Superga où reposaient les autres membres de la famille royale de Savoie. Parmi les nombreuses études consacrées à ce sujet : Cf. B. Tobia, L’Altare della Patria, 1998 ;  U. Levra, Fare gli Italiani : memoria e celebrazione del Risorgimento, Torino, 1992; S. Soldani, G. Turi, Fare gli Italiani. Scuola e cultura nell’Italia contemporanea, 1993 [↩]
10. Nous devons l’expression « terres irrédentistes » à Matteo Renato Imbriani, dirigeant du Parti radical italien.)) qui avait nourri le souffle du Risorgimento, n’avait pas encore été réglée complètement puisque Trente et Trieste restaient autrichiennes. Les efforts diplomatiques déployés par le ministre italien des Affaires étrangères, Luigi Corti, pour faire aboutir la question irrédentiste lors du Congrès de Berlin de juillet 1878 étaient restés vains et n’avaient  eu comme résultat que d’isoler davantage l’Italie sur l’échiquier international ((Le Congrès de Berlin eut lieu du 13 juin au 13 juillet 1878. Les représentants des puissances européennes s’accordèrent sur la fragmentation de la péninsule balkanique afin de contrer le panslavisme russe et l’irrédentisme grec. La requête italienne de récupérer des territoires de langue et tradition italiennes ne fut pas non plus acceptée. Cf. F. Chabod, Storia della politica estera italiana dal 1870 al 1896, 1976 ; Fabrice Jesné, « L’Italie et la crise d’Orient (1875-1881). La « politique des mains nettes » à l’épreuve » dans La face cachée de l’empire, L’Italie et les Balkans, 2021, p. 69-126 [↩]
11. Les projets coloniaux italiens remontaient à l’année 1861. Cavour, alors Premier Ministre mais aussi Ministre de la Marine, avait personnellement soutenu le projet d’ouvrir un comptoir sur la côte du Nigeria, face à l’île portugaise de Principe. L’ Angleterre et la France s’y étaient opposées mais le turinois avait persévéré dans ses plans en donnant mission, d’une part à l’explorateur Giovanni Emilio Cerruti d’instaurer des relations avec les peuplades de la Nouvelle Guinée et, d’autre part, couvrant les opérations diplomatiques du missionnaire ligure Giuseppe Sapeto, qui acheta des terrains  à Assab, mais au nom de la Compagnie de navigation Rubattino. Le 11 mars 1870, le jeune gouvernement italien s’était empressé de ratifier la naissance de l’Érythrée italienne, appelée aussi «colonia primogenita». Celle-ci eut cependant une vie assez courte car le gouverneur de l’Égypte, Isma’il Pachà, s’opposa militairement à l’installation des colons italiens. Cf. Nicola Labanca, Outre-mer : histoire de l’expansion coloniale italienne, 2014 ; A. del Boca, Gli Italiani in Africa orientale, 1992. Les explorations italiennes à Borneo sont évoquées dans l’article de G. Angelini, “Il tentativo italiano per una colonia nel Borneo”, dans Rivista di studi politici internazionali, n.33, 1966, p. 526-579 [↩]
12. Aux « regrets » de la commission qui constatait que le projet de H.P. Nénot n’avait malheureusement pas atteint l’harmonieuse perfection requise pour la réalisation d’un pareil monument, s’ajouta une polémique qui accusait l’architecte français d’avoir simplement présenté un remaniement d’un précédent projet. Cf. C. Brice, Monumentalité publique et politique à Rome : le Vittoriano, 1998. [↩]
13. Le texte en italien est le suivant : « […] Già le altre nazioni s’avviano a ritrovare uno stile : i Tedeschi tornano al loro archiacuto, gl’Inglesi tornano al loro Tudor, i Russi s’accostano al loro bisantino, i Francesi sono tuttavia incerti fra il loro gotico e il loro Rinascimento […] La nuova America, grande, potente, ricchissima, non ha uno stile nazionale, appunto perché è nuova, e non l’avrà se non con l’aiuto dé secoli. » Texte cité par Paolo Coen dans Il recupero del Rinascimento. Arte, politica e mercato nei primi decenni di Roma capitale, 1870-1911, 2021, p. 247. C’est nous qui traduisons. [↩]
14. Dans le choix du style néo-renaissance, l’historien Paolo Coen y voit aussi l’influence de l’œuvre de Jacob Burkhardt, La Civilisation en Italie au temps de de la Renaissance, publiée pour la première fois en 1860,  et de Paul Letarouilly, Les édifices de Rome moderne, ouvrage publié en cinq volumes  entre 1840 et 1857. La reproduction des palais de la Renaissance y était très soignée ce qui contribua au grand succès public de la publication [↩]
15. Le texte italien est le suivant: “[…] La contraddizione artistica che ajutata dalle altre assurdità comuni a tutt’il regime amministrativo della nostra arte moderna, soffoca lassù ogni tentativo di ben fare e che permette il lavorosolo ai frettolosi, ai ciechi e agl’indifferenti, è d’antica data: è la contraddizione fra lo stile – diciamo per ora – classico dell’architettura del monumento e la scultura realistica che deve non adornarlo ma esserne addirittura il centro e il cuore. Qualunque figura moderna,  anzi qualunque figura anche antica ma scolpita col gusto trito pettegolo scomposto e realistico della scultura moderna (o almeno di quella scultura che è nota e cara alla maggioranza della Commissione e da essa è considerata modernissima) sarà là sopra, sotto quel portico, contro quello stilobate o quei pronai o quell’attico, su da quei podii e da quelle logge, una contraddizione feroce, insolente e mostruosa.” Ugo Ojetti, Il Monumento a Vittorio Emanuele in Roma e le sue avventure, 1907, p. 7 et 8. [↩]
16. Paradoxalement, les sculpteurs-peintres du Vittoriano eurent plus de succès à l’étranger. Ettore Ximenes, par exemple, fut très actif dans les Amériques où il réalise de nombreux aménagements de jardins et places au Brésil et en Argentine. En 1909, la mairie de New York lui confie la réalisation de la statue de Giovanni da Verrazzano et, en 1921, la première statue  de Dante, près du Lincoln Center.  Cf. Dizionario degli scultori italiani dell’Ottocento e del primo Novecento, 1994 [↩]
17. Pour la vie et l’œuvre de Joseph Penell, cf. Elizabeth Robins Pennell, The Life and Letters of Joseph Pennell, 1929 et Louis A. Wuerth, Catalogue of the lithographs of Joseph Pennell, 1991 [↩]
18. Le Musée central du Risorgimento n’ouvre ses portes au public qu’en 1970 [↩]
19. Ippolito Caffi : tra Venezia e l’Oriente 1809-1866 : la collezione dei Musei Civici di Venezia, 2016 [↩]

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